Intervention d’Elisabeth Toutut-Picard dans le cadre d’une émission « Du grain à moudre » à France Culture – mardi 30 octobre 2018

      Commentaires fermés sur Intervention d’Elisabeth Toutut-Picard dans le cadre d’une émission « Du grain à moudre » à France Culture – mardi 30 octobre 2018

Mardi 30 octobre, Elisabeth Toutut-Picard était invitée par France Culture dans le cadre d’une émission « Du grain à moudre » dont le thème était le suivant : « Peut-on éliminer les produits cancérogènes ? »

L’émission était retransmise en direct depuis la maison de la radio à Paris de 18h20 à 19h.

Étaient présents sur le plateau avec la députée :

–          André Cicollela, chimiste et toxicologue, président de l’association Réseau Environnement Santé (RES), auteur notamment de « Cancer de la prostate et reproduction masculine : les perturbateurs endocriniens en accusation » (Les petits matins, 2018)

–    Gérard Lasfargues, Directeur général délégué du pôle « Science pour l’expertise » de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail)

Le thème de l’émission avait été choisi suite à une récente enquête sur l’alimentation biologique qui conclut qu’elle réduirait les risques de cancer.

Les questions abordées étaient les suivantes :

  • Pourquoi sommes-nous exposés à tant de produits cancérogènes ?
  • Comment détecter ces produits? (protection des lanceurs d’alertes , assurer un bon maillage d’agences sanitaires, de laboratoire de recherche et d’analyse etc.)
  • Comment signaler ces produits ?
  • À quel moment peut-on décréter qu’il faut agir politiquement (interdiction, précautions particulières etc.) ?
  • Faut-il prendre des mesures a priori au nom du principe de précaution?
  • Ne risque-t-on pas dans cette hypothèse de freiner toute innovation?

France Culture avait souhaité entendre Madame la députée s’exprimer sur ces sujets en raison  de son parcours professionnel et de son travail parlementaire sur les produits phytosanitaires.

Vous trouverez ci-dessous le lien de l’émission : https://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-a-moudre/du-grain-a-moudre-du-mardi-30-octobre-2018 ainsi que le compte-rendu intégral.

Retranscription de l’émission « Du grain à moudre »
« Peut-on éliminer les produits cancérogènes »
France Culture – 30 octobre 2018

3 intervenants :

– Elisabeth Toutut-Picard, députée de la Haute Garonne
– André Cicolella, chimiste, toxicologue et président fondateur du Réseau environnement santé (RES)
– Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle science pour l’expertise de l’Anses

Hervé Gardette : C’est une première qui a lieu à Genève, depuis ce matin. Une grande conférence mondiale avec des centaines de médecins, de chercheurs et de représentants politiques. Une conférence qui doit aboutir à une action urgente, c’est vague, contre la pollution de l’air, pollution qui est l’une des principales causes de cancers, qui est l’un des principaux problèmes de santé publique : elle touche 9 personnes sur 10 dans le monde.

Des mesures attendues contre la pollution et ses particules cancérogènes, donc, et dans le même temps, la présence de dizaines, de centaines d’autres substances toxiques. Elles sont régulièrement évoquées depuis des jours, des semaines, des années, même. Entre autres : le tabac, l’alcool, plus récemment le chlordécone, un puissant insecticide utilisé aux Antilles, et le glyphosate. Des produits qui sont régulièrement critiqués, attaqués, et pourtant, pour certains, encore utilisés, parce qu’ils sont défendus bec et ongles par des industriels et des politiques, parce que la réalité économique et sociale est souvent complexe.

Peut-on éliminer les produits cancérogènes ?

Première question abordée : Qu’est-ce-qu’un produit cancérogène ?

Gérard Lasfargues : La définition d’un produit cancérogène, c’est un produit qui est susceptible de provoquer, d’initier le cancer ou de favoriser un processus de cancérogenèse c’est-à-dire d’aller vers le cancer que ce soit par une voie ou par une autre. Un point important ces dernières années c’est qu’à côté des cancérogènes traditionnels, on a pu découvrir des mécanismes de la cancérogenèse qui étaient moins connus ou pas connus, comme par exemple tous ce qui passent par des mécanismes de l’épigénétique et qui fait qu’aujourd’hui on a notamment besoin d’adapter les tests de génotoxicité, de cancérogenèse pour évaluer les nouvelles substances.

André Cicolella : Quels sont les critères pour dire qu’un produit est cancérogène ?

Vision traditionnelle : c’est une substance qui induit une mutation de gènes toxiques. On sait depuis notamment que le concept de perturbateurs endocriniens a été crée il y a trentaine d’années, que les perturbateurs endocriniens qui ne sont pas des cancers géotoxiques induisent néanmoins des cancers. Ils sont très impliqués notamment dans les cancers hormonaux dépendant comme le cancer du sein et le cancer de la prostate. On a une substance comme le bisphénol A bien connu maintenant.  22 études sur le sein et la prostate avec des expériences sur les souris et rats qui sont positives. Cela permet de mieux comprendre la progression des cancers aujourd’hui et notamment pourquoi certains cancers progressent comme les cancers hormonaux dépendants (cancer du sein et cancer de la prostate qui sont les premiers cancer au monde pour la femme et pour l’homme).

D’autres aussi régressent, comme le cancer de l’estomac qui arrive aujourd’hui en 12ème ou 13ème positon alors que c’était le 1er cancer pour la femme en 1945.

Hervé Gardette : L’apparition d’un cancer n’est pas forcément immédiate. Dans certains cas, cela peut prendre des années. Comment être sûr alors qu’une substance à laquelle on a été exposée 5 ans, 10 ans, 15 ans avant, est bien à l’origine d’un cancer qui se déclare aujourd’hui ?

Elisabeth Toutut-Picard : Je pense que c’est justement là le cœur du problème. Il y a des liens de causalités qui sont très facile à établir : vous fumez trop, vous courez un risque réel d’un cancer du poumon. Vous buvez trop, vous risquez d’autres types de pathologies évidentes. Par contre, vous êtes, toute votre vie, exposé à des sources multifactorielles de dangerosités, à des produits qui ne sont pas toujours bien identifiés  et qui, en plus, peuvent se démultiplier avec ce qu’on appelle « l’effet cocktail ». D’où les controverses à la fois scientifiques et à la fois dans le monde économique qui soulignent qu’il est très difficile d’établir ce lien de causalité directe.

André Cicolella : Même une exposition de courte durée pendant la grossesse va induire des cancers chez l’adulte et même sur plusieurs générations. On l’a démontré par exemple avec une substance comme le DDT. On a vérifié chez l’animal et on l’a vérifié chez l’humain, un suivi pendant 52 ans de 9300 des femmes pour lequel on avait le dosage sanguin des mères en 1960. On s’aperçoit 52 ans après que les femmes dont les mères étaient les plus exposées ont 4 fois plus de cancer du sein. Ça change totalement le modèle classique.

Gérard Lasfargues : Il est extrêmement important aujourd’hui dans l’évaluation réglementaire des substances chimiques d’une façon générale que ce soit les pesticides ou les agents chimiques dans le cadre de la réglementation européenne Reach, de pouvoir écarter un certain nombre de substances sur des critères avérés de danger quand on sait qu’ils sont des perturbateurs endocriniens avérés ou même suspectés. On peut les écarter. Ce qui est extrêmement important c’est d’avoir des systèmes de vigilance qui soient adaptés parce qu’on ne peut pas éviter qu’un certain nombre de substances qui existent déjà sur le marché et qui révèlent des propriétés de toxicité chronique grave et à ce moment là, il faut être en mesure de les écarter le plus vite possible.

Hervé Gardette : Pourquoi un tel désaccord sur la question du glyphosate ?

André Cicolella : Le raisonnement de l’agence européenne repose sur l’idée qu’il faut la démonstration chez l’humain pour pouvoir dire qu’une substance est cancérogène. C’est totalement absurde. Par exemple le cirque classe ces données à partir de données expérimentales.

L’objectif c’est de protéger la population humaine et non pas d’attendre la preuve
scientifique absolue.

Gérard Lasfargues : Il y a des différences tenant aux méthodologies d’évaluation car les agences européennes sont focalisées sur l’évaluation des risques alors que le cirque fait une classification des dangers. Dans la réglementation européenne, ce sont les industriels qui ont la charge de la preuve c’est-à-dire que ce sont eux qui doivent faire la preuve de l’innocuité d’une substance qu’ils veulent mettre sur le marché et donc ce sont les études industrielles qui vont être regardées. Ce que ne regarde pas le centre de recherche contre le cancer qui lui regarde les études publiées dans la littérature scientifique.

Elisabeth Toutut Picard : D’où la difficulté pour les politiques de se positionner face à des analyses qui ne sont pas toujours concordantes. Pour ma part, je me suis forgée le sentiment de certitude qu’il n’y avait plus aucun doute sur la dangerosité du glyphosate au fur et à mesure des auditions que nous avons mené dans le cadre de la mission sur les alternatives aux phytopharmaceutiques.

Hervé Gardette : Qu’est-ce-qui vous a convaincu ?

Elisabeth Toutut Picard : Toute la somme des interventions des uns et des autres qui a apporté des démonstrations malgré les zones de flottement savamment entretenues par ceux qui n’avaient pas intérêt à ce qu’il y ai une clarification honnête sur la question. Par contre, la question politique a été tranchée car il y a une prise de position de la France et sur ce sujet la France est vraiment avant-gardiste et modèle dans son genre. Interdiction du glyphosate dans 3 ans sous réserve qu’il y ait à peu près 10% des surfaces agricoles qui pourraient faire l’objet d’une dérogation et dans 5 ans au niveau européen.

Gérard Lasfargues : Nous (ANSES) sommes bien engagés avec les autorités politiques sanitaires sur le plan de sortie du glyphosate puisque nous avions déjà sorti un certain nombre de produits parce que nous sommes en charge au niveau national dévaluation des préparations qui contiennent la substance parce qu’il y avait des co-formulants dangereux. On avait déjà sorti plus de 130 produits à base de glyphosate. Là il va y avoir un certain nombres qui vont être retirés du marché et pour les quelques dizaines qui resteront, on est en train de les réévaluer pour voir notamment les solutions alternatives. On travaille avec l’INRA et les pratiques agricoles alternatives qui peuvent permettre de se passer du glyphosate aujourd’hui.

Hervé Gardette : Est-il difficile d’analyser l’aspect cancérogène d’une substance ?

André Cicolella : Il faut prendre le produit dans son ensemble. Dans le glyphosate, c’est l’ensemble de la formulation qui est beaucoup plus toxique que la molécule même.

Gérard Lasfargues : Il y a un point important par rapport à ça c’est de faire des études cancérogenèse chez l’animal. La problématique c’est que l’on voit dans la réglementation européenne Reach et nous on commence à le voir de plus en plus dans les dossiers déposés par les industriels, on a de moins en moins d’étude de cancérogenèse chez l’animal qui sont remplacés par des tests in-vitro et qui n’ont pas aujourd’hui la même prédictibilité par rapport au risque cancérogène. Cela va poser un problème car il y a tellement de substances à évaluer dans le cadre de Reach que de toute façon on a pas assez d’animaux pour faire tous les tests et toutes les études. Aujourd’hui, avant d’exiger des tests de cancérogenèse dans au moins 2 espèces animales, on voit souvent des dossiers qui passe à une espèce et voir des dossiers où il n’y a plus du tout d’étude de cancérogenèse chez l’animal. C’est une vraie question qui se pose aujourd’hui.

Hervé Gardette : Précisions sur cette réglementation Reach au niveau européen?

Gérard Lasfargues : C’est celle qui régit les autorisations de mise sur le marché des substances chimiques. L’autorité compétente pour la France c’est le Ministère de l’Environnement et donc nous on sert d’expert pour pouvoir aider le Ministère à faire des propositions françaises au niveau de la commission européenne.

Hervé Gardette : Est-ce-que la présence des lobbies dans cette affaire est d’importance et  joue in fine sur la mise sur le marché ou non de substances potentiellement cancérogènes ?

Elisabeth Toutut-Picard : Il est difficile de dire non. C’est évident que certaines entreprises ont un intérêt économique à maintenir leurs produits, faire en sorte de les faire présenter comme moins dangereuses que ce qu’elles ne sont.

Hervé Gardette : Vous l’avez senti depuis que vous êtes arrivée à l’Assemblée Nationale ?

Elisabeth Toutut-Picard: On sent bien qu’il y a des courants de pression. Moi je me suis mise personnellement à l’abri pendant ma mission puisque j’ai refusé tout contact avec des représentants d’entreprises productrices de produits phytopharmaceutiques estimant que de toute façon, elles avaient eu le droit à la parole pendant la mission lors des auditions. Mais c’est évident et on peut le comprendre puisque c’est un monde économique qui a son poids dans les grands équilibres économiques de la France. La chimie française est réputée. Toute la difficulté c’est de faire évoluer les process pour faire en sorte que ces produits, à mon avis il y a de grand débouchés commerciaux qui sont proposés à ces mêmes entreprises de faire évoluer leurs fabrications vers des produits beaucoup moins nocifs et qui à terme, ne déséquilibrent pas pour autant leurs situations financières.

Hervé Gardette : Avant ces éventuels changements de la part de ces grandes entreprises chimiques ?

André Cicolella : Il faut refonder le modèle de la chimie du 19 ème siècle. On est au 21ème siècle, on ne peut plus aujourd’hui considérer les substances chimiques comme on l’a fait à l’époque. On pouvait polluer sans se poser trop de questions. Et on a eu peu d’éléments mis à part si cela sentait mauvais et si ça explosé. Voilà c’était ça les critères. Aujourd’hui, la science nous oblige a être effectivement beaucoup plus conséquente. Mais c’est un enjeu économique et c’est une chance d’innovation. Je prend l’exemple du bisphénol: l’industrie des matières plastiques au lieu de s’acharner à conserver le bisphénol pendant 20 ans aurait dû trouver des solutions et elles existaient. C’était un avantage compétitif. Pourquoi cela n’a pas été fait ? Cela  pose la question du logiciel de pensée des chimistes. Je suis chimiste moi-même donc vous voyez, j’ai un conflit d’intérêt. Je pense que la question c’est de poser les bonnes questions aux chimistes et ils trouveront les bonnes réponses.

Elisabeth Toutut Picard : Sans être une spécialiste de la question, je crois que l’on peut dire qu’en fait il y a une évolution même des repères de la toxicologie classique, traditionnelle, puisque l’on sait maintenant que de faibles taux d’exposition pendant la petite enfance, les fameux 1000 premiers jours de la vie, sont déterminants pendant la grossesse pour la maman si elle a été exposée à des produits phytopharmaceutiques et puis ensuite pour les petits enfants s’ils sont eux-mêmes exposés cela détermine la qualité de la santé de l’adulte. Et donc c’est à de très faibles doses et c’est complètement différent de ce que l’on apprend en toxicologie, c’est-à-dire que c’est la dose qui fait la dangerosité. Il y a un renversement complet de l’approche même scientifique qui fait qu’il faut absolument faire évoluer à la fois le corpus des connaissances mais également, la reconcrétisation dans les processus de fabrication des produits chimiques par les entreprises.

Hervé Gardette : Y a-t-il des tentatives d’innovation des industriels à prendre la main sur ces sujets ?

Gérard Lasfargues : On ne contrôle pas. On fait de la vigilance pour pouvoir éventuellement écarter du marché. Exemple: le métham-sodium qui a été suspendu dans le Maine et Loire. On va rendre un avis la semaine prochaine par rapport aux autorisations de mise sur le marché du métham-sodium. Il y aura des restrictions très sévères. Ce que je voulais dire qui est important c’est innovation et précaution ça ne s’oppose pas forcément. Et même de pouvoir avoir évalué les risques avant la mise sur le marché d’un procédé innovant, d’une nouvelle technologie par précaution, peut être aussi un argument pour l’industriel qui va mettre sur le marché sa technologie. Il ne faut pas répéter par exemple aujourd’hui pour prendre un exemple qui est celui des radiofréquences et des champs électromagnétiques avec la 5G qui va arriver. Si vous voulez, ce que l’on a fait avec le compteur Linky où l’on a saisit l’agence une fois que tout était mis sur le marché et c’était beaucoup trop tard.

Elisabeth Toutut Picard : Effectivement, cela n’était pas productif de continuer à nourrir l’opposition classique entre économique et environnemental. Au contraire, à mon avis, il y a matière là pour du développement économique, une croissance verte qui me semble nécessaire de souligner.

Hervé Gardette : Est-ce-que vous vous faites l’objet de pression aussi de ces groupes (lobbies) ?

Gérard Lasfargues : l’Anses a mis en place un modèle qui est assez pionnier dans le modèle des agences de sécurité sanitaire, c’est-à-dire que dès le départ à la création de l’Anses, on a mis en place un comité de déontologie : personnalités extérieures (philosophes, juristes, comité de sages) que l’on peut saisir, que des parties prenantes de notre conseil d’administration peuvent saisir, que des experts, des scientifiques peuvent saisir. On a établi un cadre de relations avec tous les porteurs d’intérêts (industriels, fabricants mais aussi toutes les parties prenantes) où on trace toutes les rencontres, les auditions que l’on peut faire.

Je vous engage à regarder tout ce qui est gestion des conflits d’intérêts à l’Anses et comité de déontologie, je pense que beaucoup d’organismes pourraient s’en inspirer.

Hervé Gardette : Vous n’avez pas tout à fait répondu à ma question. Est-ce-que des lobbies, des entreprises, essaient de faire pression ?

Gérard Lasfargues : Oui bien sûr, à partir du moment où nous donnons des autorisations de mise sur le marché, on peut avoir des tentatives de pressions. Mais on a établi des chartes de relations très claires avec les parties prenantes, avec les différents lobbies et donc ça permet notamment d’exempter tous nos évaluateurs de risque de ces pressions. Ils ne peuvent pas être contactés directement par téléphone, par mail, etc…

Elisabeth Toutut Picard : Ce qui m’a étonné lors de notre visite à Bruxelles, c’est de voir la concentration des représentants de grandes entreprises. Bruxelles est devenue la ville de référence des lobbies et c’est normal, on peut comprendre ça. C’est du marketing, on essaie de soutenir la vente de produits. Mais c’est vrai que l’on a vu aussi que parfois malheureusement ça pouvait se faire au détriment de l’intérêt général notamment en matière de santé publique.

Hervé Gardette : Comment les agriculteurs peuvent se passer du glyphosate ? Exemple de
l’agriculteur de betterave qui utilise du glyphosate.

André Cicolella : On sait très bien que l’agriculture biologique existe alors je ne sais pas précisément sur les betteraves mais vraisemblablement on sait faire de la betterave bio puisqu’on sait faire du sucre bio, donc on a des solutions. Il faut intégrer le rendement dans une vison plus globale. Si c’est le rendement au dépend de la contamination de la santé humaine et de l’écosystème, non ce n’est pas acceptable.

Elisabeth Toutut Picard : Alors ce qu’il faut dire quand même c’est que c’est un type de culture qui a été favorisé, soutenu au lendemain de la dernière guerre parce qu’il fallait prévenir les phénomènes de famine et donc on a délibérément industrialisé l’agriculture française pour augmenter la productivité et effectivement à coup de chimie. Donc c’est normal que les agriculteurs s’interrogent, soient abasourdis que maintenant on leur demande de changer de pratique. Il faut savoir que pour passer d’un mode d’agriculture conventionnelle, c’est-à-dire avec recours aux phytopharmaceutiques à un mode de vie un peu plus sain, on va dire l’agriculture biologique qui fait figure de première de la classe, il faut 3 à 5 ans. Il faut des accompagnements financiers et techniques et on ne peut absolument pas du jour au lendemain se priver du glyphosate. Donc cela va être un sevrage qui va prendre du temps. Et il n’y a pas de substance subutex, d’équivalent subutex pour le glyphosate. Il n’y aura pas à mon avis de substance miracle. Il faudra qu’il y ait des changements de pratiques culturales.

Gérard Lasfargues : C’est le travail d’une agence de sécurité sanitaire comme nous en lien avec des organismes de recherche comme l’Inra d’essayer de trouver les solutions alternatives et on s’aperçoit que souvent, c’est pas une solution mais c’est un ensemble de pratique qui va permettre ce changement progressif et d’aller vers un modèle qui soit plus agro-écologique.

Hervé Gardette : Ces solutions prennent du temps et puis elle coûtent chères aussi. C’est un argument qu’on entend souvent ?

André Cicolella : Ce qui coûte cher c’est de ne rien faire. Ce qui coûte cher aujourd’hui, c’est l’explosion des maladies chroniques. C’est la majorité des dépenses de santé puis il y a le coût humain on est à plus de 10 millions de personnes aujourd’hui. Le nombre de nouveaux cas chaque année d’affection de longue durée qui sont principalement des maladies chroniques est de 1.6 millions. En 20 ans, on est passé de 500 000 à 1.6 millions vous vous rendez compte, tout cela a un coût, sans parler effectivement des drames humains que ça représente. Donc avec un raisonnement purement économique, c’est totalement stupide de continuer dans cette voie.

Hervé Gardette : Comment l’Etat peut accompagner cette transition ? Quelles sont les mesures actuellement mises en oeuvre et quelles sont celles que la majorité actuelle pourrait mettre en place dans les mois ou les années qui viennent ?

Elisabeth Toutut Picard : Avant la majorité actuelle, il y avait déjà eu d’autres démarches ce que l’on appelait les plans Ecophyto qui avaient justement pour objectif de réduire le recours aux pesticides. Il y a eu 2 plans Ecophyto malheureusement cela n’a pas marché. On a jamais eu autant eu recours au glyphosate. Je lisais un article justement qui disait que le glyphosate, enfin les produits pesticides ou phytopharmaceutiques, sont de moins en moins actifs et donc les doses sont plus fortes parce que la terre s’est fatiguée et donc il faut y aller encore plus fort pour pouvoir obtenir des résultats. Donc il y a eu les plans Ecophyto et là il y a eu très récemment la loi Egalim à la suite des Etats Généraux de l’Agriculture et de l’Alimentation, qui a pris quelques décisions très structurantes notamment de faire passer les exploitations agricoles bio de 8% enfin c’était  7% mais en une année, on a augmenté d’1% quand même ce qui est déjà tout à fait remarquable les faire passer à 15%. Donc accompagnement de cette reconversion et puis on revient à l’Ecophyto mais avec des moyens plus structurés sur le terrain.

Hervé Gardette : Qu’est-ce-que cela révèle de la manière dont les pouvoirs publics s’intéressent à ce sujet ?

André Cicolella : cela révèle que ça dure depuis 200 ans et qu’il faut rattraper ce retard. 143 000 substances sur le marché et en Europe dont la majorité n’a pas été évaluée. Vous parliez de Reach : on a 150 substances soumises à autorisation. Tout le reste est en train de progresser dans le dispositif Reach. Il faut que la société civile s’empare du problème et qu’on est une autre stratégie à partir du moment où l’on a un certain nombre de connaissances scientifiques et bien il faut les éliminer. Vous voyez j’évoquerais par exemple le perchloroéthylène dans les pressings. Nous avons obtenu cette interdiction il y a quelques années. Nous avons remplacé le perchloroéthylène par l’eau. L’eau c’est un solvant magnifique et très peu toxique ! Le perchloroéthylène c’est effectivement un cancérogène. Il faut attaquer le problème à la racine et cela passe par l’élimination de ce qui est aujourd’hui répertorié.

Hervé Gardette : Est-ce-que vous aujourd’hui, vous élimineriez beaucoup de substances ?

Gérard Lasfargues : Il y a un certain nombre de substances qui sont éliminés avant leur autorisation de mise sur le marché. Fort heureusement, l’évaluation des risques qui a été faites dans une agence comme l’Anses mais aussi par d’autres organismes, permet d’éliminer au fur et à mesure un certain nombre d’agents. Il y a beaucoup par exemple de pesticides qui étaient cancérogènes et qui ne sont plus sur le marché. Le problème que ça pose c’est que malheureusement, il y a beaucoup qui sont rémanent dans l’environnement. Le challenge aujourd’hui pour une agence de sécurité sanitaire comme la notre, c’est de pouvoir faire l’évaluation des risques qui soient adaptées. C’est d’ailleurs à la fois dans le cadre des évaluations réglementaires avant la mise sur le marché, pouvoir prendre en compte par exemple des mélanges de substances actives; c’est ce qu’on s’active à essayer de faire pour pouvoir faire entrer ça dans la réglementation aujourd’hui. Et puis, faire rentrer ce fameux concept d’exposome aujourd’hui dans l’expertise et l’évaluation. L’exposome c’est le fait de prendre en compte les expositions  vie entière depuis la période in-utero jusqu’à la fin de vie et dans tous les espaces de vie, c’est-à-dire des expositions du consommateur via l’alimentation, du citoyen dans son environnement général (ex: pollution atmosphérique) et puis du travailleur dans son environnement professionnel. Aujourd’hui, on a même saisit notre propre conseil scientifique de l’agence pour travailler avec des chercheurs experts sur cette notion d’exposome et comment aujourd’hui, mieux la prendre en compte dans les évaluations des risques et du coup dans les conseils qu’une agence de sécurité sanitaire peut donner à la population.

Hervé Gardette : On a le sentiment que les pouvoirs publics n’ont pas pris suffisamment la mesure de ce qui se passe aujourd’hui et de ce qui s’est passé ces dernières décennies.

Elisabeth Toutut Picard : La question du lien entre la santé et l’environnement est relativement récente.

Hervé Gardette : Est-ce-qu’elle a vraiment eu lieu cette prise de conscience de santé environnementale ? 

Oui cela me paraît évident d’abord parce que nous avons un cadrage institutionnel porté par le Ministère de la Santé qui s’appelle le Plan National Santé Environnement (PNSE) qui est démultiplié au niveau régional. Dans le cadre du PNSE, nous avons la stratégie nationale de lutte contre les perturbateurs endocriniens et nous sommes justement en train de travailler à la version 2 qui va sortir l’année prochaine.

Discours du Président de la République aux Antilles sur le chlordécone : il a bien dit qu’il y avait eu une espèce d’aveuglement collectif et qu’il y a quelques années de ça, on n’avait pas encore connaissance des impacts environnementaux.

Je pense que la crise que l’on a pu traverser avec le glyphosate et le chlordécone vont mobiliser l’opinion publique d’une façon très positive et les pouvoirs publics de la même manière.

Gérard Lasfargues : Le chlordécone est néfaste depuis 1981. On sait que c’est un polluant persistant dans l’environnement. C’est le premier Président de la République qui a parlé de scandale environnemental. On est en train de travailler avec l’Inserm sur les pathologies qui pourraient déjà être reconnues pour les travailleurs agricoles qui ont été exposés au chlordécone.

Hervé Gardette : On va revenir sur 2 chiffres : 95% des martiniquais qui sont touchés par le chlordécone et 92% des guadeloupéens et eux la totalité de ces personnes ne sont pas à priori indemnisées.

André Cicolella : Il faut voir la santé environnementale comme le 2ème pilier politique de santé. On a un système de santé qui est principalement un système de soin. On soigne. On s’intéresse à la maladie à partir du moment où les gens sont malades. Mais il faut s’intéresser à la maladie avant. La santé environnementale c’est la réponse à la crise sanitaire. Nous sommes en situation de crise sanitaire; épidémie mondiale de maladies chroniques (cancer, diabète, obésité, maladie respiratoire chronique et maladie mentale). C’est ça les 5 grands groupes répertoriés. Il faut agir à la source, comprendre les causes environnementales qui sont plus larges que les substances chimiques. L’exposition pendant la grossesse détermine largement une partie de ces maladies chroniques qui vont survenir à l’âge adulte, même sur plusieurs générations. C’est un bouleversement total et il faut une politique de santé environnementale, il faut une réforme institutionnelle aussi, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Il faut repenser de l’institution en fonction de cet enjeu.

Gérard Lasfargues : C’est la première fois qu’une ministre de la santé (Agnès Buzyn) met au 1er plan la prévention, pas seulement par rapport aux facteurs de risques classiques comportementaux qu’il est important de prendre en compte. L’alcool et le tabac ça tue quand même beaucoup de gens aujourd’hui, y compris en France. Mais c’est la première fois qu’une Ministre de la Santé parle de la prévention en santé environnementale. Il y a une prise de conscience claire des autorités sanitaires aujourd’hui pour pouvoir avancer et puis nous donner les moyens de mieux avancer dans la prévention.

André Cicocella : Pour parler de l’importance de l’enjeu de la santé environnementale, il faut partir du diagnostic de la situation sanitaire. On évoque les Antilles qui sont championnes du monde de cancer de la prostate. Il y a un rapport de 1 à 4 entre la Corse et la Martinique. D’où ça vient ? Il faudrait effectivement une stratégie de recherche pour comprendre le pourquoi de cette différence et aujourd’hui cela n’est pas mené.

Gérard Lasfargues : Si c’est en cours. Il y a plusieurs institutions qui ont été saisit sur cette question (l’Inserm, l’INCA). Les choses avancent sur ce plan. Il faut voir une vision d’ensemble. J’ai été aux Antilles avec le Directeur Général de la santé et d’autres autorités sanitaires à l’occasion d’un grand colloque scientifique sur le chlordécone. On a pu voir que les expositions majoritaires étaient dans le circuit que l’on appelle informel c’est à dire que tous les gens qui auto-produisent leurs légumes, élèvent leur volaille font des dons, des échanges en bord de route. C’est quelque chose qui est très important en Guadeloupe et en Martinique. On voit que ce mode de consommation privilégie les légumes, les poissons et nutritionnellement c’est bon et d’ailleurs quand on regarde les taux de cancer aux Antilles par rapport à la Métropole d’une façon globale, ils sont largement en dessous.

Hervé Gardette : Peut-on utiliser le principe de précaution ?

André Cicocella : On l’a un peu détourné ce principe de précaution puisque la loi de 2005 c’est le principe de précaution par rapport à l’environnement. Le mot précaution s’implique quand on n’a pas de données. A partir du moment où l’on a des données expérimentales suffisamment constituées et bien il y a des décisions politiques à prendre. Il ne faut pas attendre.

Gérard Lasfargues : Le principe de précaution c’est agir dans une situation d’incertitude. Le travail que nous on n’a en tant qu’agence c’est de donner la vérité scientifique telle qu’on l’analyse. Aimé Césaire disait la vérité poétique a pour signe la beauté, la vérité scientifique a pour signe la cohérence et l’efficacité. Ça veut dire que nous il faut qu’on dise, qu’est-ce-qu’on sait mais aussi qu’est ce l’on ne sait pas, quelles sont les incertitudes et pouvoir donner un certain nombre d’éléments aux autorités sanitaires pour pouvoir décider et gérer les risques.